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Symbolique

Les travaux théoriques sur la rationalité se sont révélés tour à tour sous l’angle des intérêts économiques, puis des logiques culturelles, politiques et psychosociologiques. Si l’évolution de la théorie des choix rationnels s’avère empreinte d’une pensée utilitariste affirmée, cette dernière comme on peut le voir fait aussi l’objet de critiques sociales récurrentes (Vergara, 1992; Boltansky & Thevenot, 1991; Boudon, 2001).

 

Ainsi, en remontant aux fondements philosophiques de la pensée modernes il nous apparait clairement qu’à la base de cette dichotomie se trouve un schisme entre deux conceptions de la nature humaine l’une basée sur la primauté de la liberté et qui considère le marché comme meilleur vecteur d’organisation sociale et une autre basée sur l’égalité qui pour sa part entend le contrat social et la tripartition des pouvoirs étatiques (Vergara,1992).

L’émergence de la pensée moderne conduit à une autre division des modèles rationnels se rapportant au vivre-ensemble. Ainsi, peut-on distinguer des mondes traditionnels dans lesquels le consensus permet la préservation d’une identité collective et des mondes modernes éclatés dans lesquels les individus imposent par voie de majorité, des décisions sur la base d’intérêts à l’ensemble collectif (Boudon, 2001 :37).

 

Valeurs, éthiques et identités

Ce qui était une décision rationnelle devient donc rationnel au regard d’un ensemble cohérent de valeurs et d’idéaux susceptibles de mobiliser les individus à accomplir leur idéaux. Les conflits sociaux peuvent ainsi s’expliquer à travers le prisme des identités sociales et des oppositions de valeurs (Boltansky & Thevenot, 1991), rappelant la parabole des aveugles et de l’éléphant. L’enjeu, comme on pourra s’en douter, est ici de faire en sorte que les acteurs de ces différents mondes rationnels puissent prendre conscience des écarts multiples qui séparent leur compréhension d’une situation.

 

Or, certaines éthiques et valeurs peuvent néanmoins s’imposer pour devenir un paradigme social dominant. La montée du néolibéralisme économique promu depuis les Chicago boy’s formés par Friedman et aujourd’hui reprise par la californian ideology de la Silicon Valley, participe au désencastrement de l’économie (Polanyi, 1944). La performativité du modèle est d’autant plus accrue notamment par l’intermédiaire des nouveaux outils technologiques qui multiplient les occasions de penser les rapports sociaux en termes de marché (Callon, 1998).

 

C’est dans ce contexte que nous tâcherons de comprendre la justification que les acteurs de la controverse entourant Uber, attribuent à leurs actions d’un point de vue symbolique.

 

Différences de grandeurs des mondes

On comprendra l’élaboration de ces mondes rationnels d’un point de vu identitaire, comme étant l’expression d’un univers de représentations à partir desquels les individus justifient leurs actions en adhérant à des valeurs, éthiques ou à des idéaux.

 

Un inventaire non exhaustif compte sept mondes ou cités soit: inspiré, domestique, de l’opinion, marchand, professionnels, industriel ainsi que le monde par projet ajouté par Boltansky & Chiappelo (1999) pour tenir compte des changements sociaux entrainés par la digitalisation de la société. Ce monde additionnel est d’autant plus pertinent pour notre analyse puisqu’il exprime la culture propre aux entreprises de l’économie collaborative comme Uber ou Communauto et illustre la dynamique conflictuelle qui se joue entre modernité et tradition, individu et société.

Partant des travaux de Dery (2010) dans son application managériale de l’Économie des grandeurs nous évaluerons les différentes identités qui y sont à l’œuvre afin de déterminer leur degré de compatibilité et d’analyser l’évolution de la controverse entourant Uber.

 

La controverse Uber : Identités organisationnelles types des acteurs

On peut résumer la controverse entourant l’arrivée d’Uber dans l’industrie du taxi, comme une opposition dans la représentation du marché, entre liberté de concurrence et concurrence déloyale. Pour notre analyse nous nous intéresserons surtout aux identités des 1) mondes marchands, 2) traditionnel ou de la cité domestique et au 2) monde « connecté » ou de la cité par projet, qui nous semble être les plus représentatifs des identités dominantes dans l’industrie du taxi et chez Uber pour expliquer la controverse actuelle. Nous tiendrons compte pour chacun de ses mondes : de leurs idéaux communs, des attributs recherchés et dénoncés, des modèles et de l’image qui caractérise les acteurs de ces organisations.

 

L’industrie du taxi : maintenir ses acquis au détriment du libre marché

On peut difficilement réduire une industrie entière à une identité unique, considérant d’autant plus la division qui règne dans l’industrie du taxi quant à l’application d’une nouvelle politique pour renforcer les standards. Si nous procédons par la négative, il semble que nous devons rejeter l’attribution d’identités innovantes, prestigieuses, professionnelles et civiques défini par Boltansky & Thévenot (1991) et Dery (2010).

 

L’arrivée d’Uber à clairement démontrée les difficultés des acteurs de cette industrie à mettre à jour leur flotte de véhicules et l’intégration des technologies mobiles (innovant), à gérer leur image négative auprès de la population quant au manque de courtoisie des chauffeurs et à l’insalubrité des taxis (prestige). De même, la résistance de l’industrie face à l’adoption de transports électriques à grande échelle ou même au développement des transports publics (civique) et l’incapacité d’implanter des standards qui permettrait de faire un suivi de la qualité des services (professionnel) nous laisse croire que l’industrie serait plutôt tournée vers une logique marchande et traditionnelle.

 

Le monopole de l’industrie altère l’identité marchande des chauffeurs de taxi…

Nous postulons que l’identité initiale dans une industrie comme celle du taxi repose sur une logique marchande. Si l’identité marchande semble à première vue, appropriée pour qualifier les comportements opportuniste que l’on se fait des cab newyorkais dans leur lutte pour obtenir des clients, il semble toutefois paradoxal de voir qu’au niveau de l’industrie cette logique laisse place à une organisation monopolistique qui non seulement aplani la concurrence entre les taxis plutôt bien disciplinés sur le plan de la compétition, mais se montre réticente à l’idée d’ouvrir son marché à de nouveaux acteurs technologique comme Uber. Notre hypothèse suit la pensée de (Callon, 1998) sur la performativité qu’un outil réglementaire comme celui des quotas peut avoir dans la structuration économique certes, mais surtout légale de l’identité des chauffeurs de taxi et qui transparait grandement dans leur discours « Uber est illégal ».

 

Selon nous, l’identité marchande qui devait être à la base de cette industrie a donc grandement été altérée par l’adoption d’une réglementation basée sur l’émission de quota par le gouvernement. Ce qui aurait contribué à surdimensionné celle du monde traditionnel basée sur les privilèges qu’offre la rente des permis  et qui apparait pleinement à la lumière de la controverse avec Uber comme venant d’une autre époque.

 

… et amène un surdimensionnement de l’identité traditionnelle…

D’une part, l’objectif de cette industrie est clairement de maintenir sa pérennité par un usage coercitif de la loi (voir chronologie de la controverse ci-bas) : saisi de voiture, amende, dénonçant la concurrence d’Uber comme étant une activité illégale. Aussi, celle-ci s’adresse directement aux responsables gouvernementaux sur qui repose le maintien du statu quo concernant les règles du jeu actuel. Le dialogue que l’industrie du taxi a entrepris à lieu uniquement avec les autorités gouvernementales, qui laisse transparaître l’image du bon père de famille auquel revient la responsabilité de préserver les emplois des chauffeurs de taxi, qui apparaissent comme des victimes, vulnérables devant l’arrivée d’Uber.

Figure 1 : Évolution de la controverse Uber

 

…qui produit des dissonances identitaires

La coexistence des identités traditionnelles et marchandes, présente une contradiction flagrante dans le cas qui nous concerne. Sans doute le surdimensionnement de la logique traditionnelle peut-elle être d’ailleurs portée responsable de l’inertie de l’industrie, qui dans un marché libre aurait selon les tenants du libéralisme amené les chauffeurs à anticiper les changements technologiques plus rapidement pour demeurer concurrentiel. On pourra se demander à la lumière de l’analyse de Vergana (1992) si l’industrie du taxi devrait être régie par l’État ou par le marché. Sans doute s’agit-il ici d’un filon à partir duquel il nous faut maintenant conduire notre analyse.

 

Uber : les prétentions d’une entreprise à gouverner le marché

Au contraire de l’industrie du taxi, Uber semble à priori se positionner à l’opposé de la logique traditionnelle et se présenter en même temps dans tous les mondes rationnels. Néanmoins, le monde par projet développé par Boltansky et Chiapello (1999) représente sans doute le mieux ce nouvel esprit du capitalisme inspirée par l’idéologie californienne (Bardock & Cameron, 1996) et dans lequel s’inscrivent des entreprises comme Uber.

En nous inspirant de Patriotta, Gond & Schultz (2011) nous avons actualisé cette logique collaborative dans laquelle l’identité numérique prend racine[1]. Selon nous le monde par projet est foncièrement anti-hiérarchique et pousse plus loin la pensée moderne à partir des courant anarchiste selon deux version qui reprend Vergana (1992) sur les concepts d’égalité sans gouvernement inspiré de Proudhon et actualité par Onfray (libertaire) et l’autre libertarienne qui prône au de-là de Smith l’abolition de l’État au profit absolu du marché. Nous discuterons uniquement de la logique libertarienne.

 

Une idéologie qui fait des vagues…

L’idéologie californienne émerge avec le développement de l’internet, la cité connectée est virtuelle. Le web est le nouveau territoire des utopismes ou l’ordre des grandeurs est à la démesuré. La foi en la technologie n’a en ce sens de limites que l’existence physique de l’être humaine qui elle trouve sa singularité dans la loi de Moore qui rejette du coup la rationalité limitée de Simon. La rationalité numérique libertarienne apparait être l’expression toute puissante d’une raison positiviste décuplée et d’un optimisme technologique qui fait passer une startup de l’état de projet à celui d’écosystème d’affaires en quelques années. Ces super-organisations entrent en concurrence avec des industries entières à l’échelle de la planète, voir à confronter directement des gouvernements sur le plan de la légitimité morale et politique.[2]

 

Cette idéologie transparait par l’attitude d’Uber qui refuse de se plier aux réglementations établies dans l’industrie du taxi. Aussi, celle-ci propose à la fois un nouveau marché plus avantageux et régulé en grande partie par les usagers eux-mêmes. Uber, via sa plateforme constitue en soi son propre marché et présente des opportunités pour les prousagers enthousiastes. Pour une génération d’usagers : chauffeurs ou clients, qui effectuent le passage d’une industrie traditionnelle à un écosystème de services, l’adhésion à ce nouveau modèle ou règne enthousiasme, partage et responsabilisation est inévitable.

 

… et parvient à surfer sur toutes les identités…

Contrairement à l’industrie du taxi, Uber maîtrise les règles du marketing et s’adresse à toutes les identités sociales. Innovantes sur plusieurs plans (innovant), elle n’accepte dans son réseau que des voitures de marques (prestiges) et se montre rigoureuse quant à la qualité et à la formation technique des chauffeurs (professionnel), possède un département de RSE et n’hésite pas à impliquer les citoyens dans ses projets (civique). Étrangement, on pourrait presque que voir dans Uber un négatif identitaire de l’industrie du taxi. Si l’identité traditionnelle semble presqu’inexistante dans le modèle Uber, c’est toutefois l’identité marchande qui devient surdimensionnée au point où l’on peut pratiquement parler d’une concurrence non pas sur le marché, mais de marché. L’identité de Uber se défini d’elle-même en tant que marché relevant de sa plateforme en ligne et dont tous les usagers peuvent avoir accès en tant que producteur ou consommateur de service.

 

… peut facilement cacher son vrai visage

Si nous présentons Uber comme anti-traditionnel en justifiant cette proposition par sa remise en question de l’ordre établi dans l’industrie par le gouvernement, il n’en demeure pas moins que la version libertarienne de l’économie collaborative dans laquelle s’insère Uber, s’apparente à plusieurs égard au modèle monopolistique de l’industrie du taxi par la main mise sur un marché interne. Aussi, le remplacement d’un gouvernement des hommes par celui d’un e-gouvernement voir, de véhicules aussi automatisés que leur plateforme à des relents orweliens qui rappel dans une certaine mesure l’expansion des systèmes à la Big Brother. Paradoxalement, on pourrait considérer au de-là de ce jeu de miroir, l’existence du refoulée identitaire « traditionnel », susceptible de se déployé dans des conditions propices ou s’établirait un monopole.

 

 

Résolution de la controverses

L’économie des grandeurs suppose que la résolution d’un conflit de valeur peut avoir lieu sur un continuum (voir figure 3) passant d’une opposition de valeur, pouvant mener à des accommodement de plus ou moins longue durée selon le degré de compatibilité des identités, jusqu’à ce qu’à ce qu’il y ai fragmentation ou ségrégation entre les groupes ou sinon assimilation ou intégration (voir figure 4). La résolution des conflits entre différentes rationalités implique soit le déplacement de la controverse dans un univers rationnel, sinon le développement d’un accord ou compris basé sur une reconnaissance d’un bien commun supérieur à tous les individus.

 

En conclusion, il nous apparait qu’au cœur de cette controverse se trouve au départ une lutte entre deux idéologies. Si au départ l’économie collaborative était basée sur la réciprocité (amigo express), il semble que la capacité de renouvellement du capitalisme s’est vite réapproprié ces principes pour en faire une version libertarienne qui pousse encore plus loins la pensée néolibérale. Ainsi, doit-on voir l’arrivée de Uber comme une attaque directe contre une industrie trop réglementée par l’État ou comme la conséquence dramatique de l’utilisation des quotas dans une industrie qui en adoptant le discours légal pour défendre son marché, a progressivement affaiblie son identité marchande au point de ne plus être capable de réagir efficacement devant un nouveau concurrent.

 

Il nous semble ainsi qu’à terme, que cette industrie sera de plus en plus fragmentée. Ce qui mènera les chauffeurs restant à assimiler le nouveau modèle proposé par Uber. Aussi cette fragmentation pourrait bien se résoudre vers la consolidation d’un nouvel acteur local selon Alexandre Taillefer et Patrick Gagné. Si ces investisseurs veulent toutefois consolider l’identité marchande des chauffeurs et constituer une alternative à Uber, ces derniers devront miser sur une réappropriation de l’identité marchande qui jusqu’à présent à sembler faire défaut dans l’industrie du taxi et préconiser une approche politique qui propose une déréglementation impliquant le retrait des licences.

 

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Référence :

 

Barbrook, R., & Cameron, A. (1996). The californian ideology. Science as Culture, 6(1), 44-72.

Boltanski, L., & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme (Vol. 10). Paris: Gallimard.

Boltanski, L. & Thévenot, L. (1987). Les économies de la grandeur. Presses universitaires de France.

Boudon, R., (2003) « Théorie du choix rationnel (TCR) ou Modèle rationnel général? (MRG)?», Raison, bonnes raisons, Paris : PUF, 2003-19-56.

Callon, M. (1986). Éléments pour une sociologie de la traduction: la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. L'Année sociologique (1940/1948-), 169-208.

Déry, R. (2010). Les perspectives de management. Éditions JFD.

Latour, B. (2006). Changer de société, refaire de la sociologie. La découverte.

Patriotta, G., Gond, J. P., & Schultz, F. (2011). Maintaining legitimacy: Controversies, orders of worth, and public justifications. Journal of Management Studies, 48(8), 1804-1836.

Polanyi, K. (1944) La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard.

Proudhon, P. J. (1873). Qu'est-ce que la propriété? (Vol. 1). Lacroix.

Smith, A., & Nicholson, J. S. (1887). An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations... T. Nelson and Sons.

Vergara, F. (1992) Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, Paris: La Découverte.

 

 

 

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[1] Nous croyons que celle-ci, supposerait au préalable une étude plus approfondi des impacts de la digitalisation du monde sur le déplacement vers des identités numérique et des tecno-logiques.

 

[2] On peut se demander si la tentative de mobilisation citoyenne par une pétition en ligne parviendra à influencer une décision gouvernementale. De plus grande ampleur, les projets de cité off-shore de google illustre l’ambition qui gouverne cette idéologie. Nous sommes portés à croire que ce nouveau monde est potentiellement un nouveau paradigme susceptible de faire émerger des rationalités numériques.

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